Parler pointu
La pièce “parler pointu” de Benjamin Tholozan et Hélène François propose une lecture de l’histoire de l’invisibilisation des langues régionales, la condamnation dont elles ont longtemps fait l’objet pour produire l'uniformisation et l’hégémonie du Français sur l’ensemble de la métropole et des colonies. La portée politique de cette pièce repose sur la prise de conscience subjective de l’auteur: ses études théâtrales l’ont amené à devoir renier ses propres origines culturelles et linguistiques pour obtenir des rôles et travailler un certain type de diction qui gomme les particularismes linguistiques. Le propos de la pièce nous a touchés car il prend à partie les spectateurs, les invite à s’identifier à cette part d’eux-mêmes, régionale ou provinciale, qu’ils ont pu taire ou dissimuler pour des raisons professionnelles et/ou sociales.
Cette pièce nous a invités à réfléchir aux liens entre la langue et la politique, aux moyens d’émancipation qu’offre la diversité linguistique et culturelle pour autant qu’elle est reconnue et estimée à sa juste valeur. Nous aurons ainsi l’occasion de questionner le projet révolutionnaire et politique de l’Abbé Grégoire et les moyens mis en œuvre dès la Révolution pour soumettre les “patois” à la loi de la République avec les préjugés que l’on connaît sur ces prétendus dialectes.
L'abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831) a rédigé en juin 1794 un rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française.(Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser la langue française. Le 16 prairial an II (4 juin 1794) ) La question linguistique intéressait les dirigeants de la Révolution française dans la mesure où c'était une occasion pour l'État d'intervenir dans la vie des gens et de contrôler la langue. “Les lois de l'éducation préparent à être artisan, artiste, savant, littérateur, législateur et fonctionnaire public ; mais les premières lois de l'éducation doivent préparer à être citoyens; or, pour être citoyen, il faut obéir aux lois, et, pour leur obéir, il faut les connaître. Vous devez donc au peuple l'éducation première qui le met à portée d'entendre la voix du législateur. Quelle contradiction présentent à tous les esprits les départements du Haut et du Bas-Rhin, ceux du Morbihan, du Finistère, d'Ille-et-Vilaine, de la Loire-Inférieure, des Côtes-du-Nord, des Basses-Pyrénées et de la Corse ? Le législateur parle une langue que ceux qui doivent exécuter et obéir n'entendent pas. Les anciens ne connurent jamais des contrastes aussi frappants et aussi dangereux.”
Grâce à un dispositif scénique complètement burlesque et extravagant et une performance d’acteurs impressionnante, le public a ri de bon coeur et en a appris autant que lors d’un cours de linguistique ou d’histoire sur les moyens dont la langue dispose pour unir ou au contraire séparer des individus. Les chants traditionnels occitans ou bretons, la participation enjouée du public qui aurait pu se croire au cirque, l’énergie hors norme des comédiens, la musique jouée sur le plateau, tout a concouru à une soirée facétieuse et mémorable, qui a fait la joie de tous et qui permettra d’aborder avec curiosité le cours de philosophie sur le langage: les langues séparent-elles ou unissent-elles les individus?




